A State project to counter liberalized capital

From Independence of Québec
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La nation dans la tourmente de la mondialisation Un projet d'État pour contrer le capital libéralisé Malgré 30 ans de mondialisation accélérée, les «travailleurs» francophones ne sont pas à la veille de revenir sur la détermination politique où l'histoire les a attirés

Gilles Gagné Professeur de sociologie Université Laval

Le samedi 21 août 1999

Je considère, bien prosaïquement je l'avoue, que l'enjeu réel des débats sur la nation québécoise est le suivant: que faut-il faire avec les résultats du référendum de 1995 et comment faut-il envisager celui qui s'en vient? Le génie de la «volonté constituante» a montré le bout de son nez en 1995 et c'est de ce traumatisme que le Canada et le Québec essaient de se remettre. En visant à créer une situation où la production d'institutions nouvelles ne serait plus que faiblement encadrée par des institutions antérieures, les consultations sur l'avenir constitutionnel poussent la lutte politique vers cet instant de vertige où la force de trancher un conflit dépend du rapport des forces mises en jeu dans ce conflit. Cet instant de vertige nous a valu depuis lors beaucoup d'introspections identitaires et de paroles magiques visant à repousser le génie dans la bouteille.

Quitte à oublier un peu des différends politiques systématiques et récurrents, nous profitons donc du présent moratoire pour disputer des conceptions de la justice sociale qui devraient inspirer la solution et pour formuler à nouveaux frais les principes de la légitimité du pouvoir: la souplesse du fédéralisme évolutif, le haut degré de civisme des différents nationalismes, la riche pluralité identitaire de tout un chacun, le respect du vrai droit, l'orientation pluraliste des diverses traditions démocratiques et les vertus magiques de la souveraineté (y compris sur les marchandises culturelles) font partie de cet échange codé.

Le fait que les doctrines fassent ainsi résonner les mêmes valeurs jusque dans leurs plus parfaits désaccords est un motif de réjouissance: c'est la preuve que ce différend consolide la communauté politique alors même qu'il la divise de l'intérieur. Car telle est la grande ruse du conflit politique: instituer des enjeux communs en concentrant les multiples oppositions dont est faite la vie sociale autour des formes les plus générales de la société. La question de l'indépendance du Québec a parfaitement bien joué ce rôle dans le processus de formation de «la» société québécoise depuis un demi-siècle: le déclin du Canada français, le repli «autonomiste» sur le Québec et le développement de la social-démocratie ont modifié la portée des institutions provinciales et c'est le mouvement indépendantiste qui a polarisé autour de cette question centrale l'ensemble des forces politiques de la province, qui les a éloignées de leur référence canadienne et qui les a articulées en une société «distincte».

Indépendance et classes sociales

À partir de 1960, on s'est interrogé à répétition sur la nature de ce «projet de société» en cherchant à identifier les groupes sociaux qui le portaient. On a d'abord imputé l'idéologie de ce mouvement à une nouvelle intelligentsia que la modernisation du Québec confrontait au caractère anglo-saxon de l'économie postindustrielle, nouvelle intelligentsia de la science et de la technique qui avait sa base principale chez les étudiants universitaires. Le développement de l'État permit ensuite de mettre en évidence le rôle d'une nouvelle petite bourgeoisie technocratique liée aux appareils d'État et de l'élargir bientôt aux dimensions d'une «nouvelle classe» instruite qui, de l'intérieur de l'État ou grâce à lui, s'apprêtait à profiter de «son» indépendance. Lorsque des directeurs de sociétés publiques et des propriétaires de PME se prononcèrent en faveur de l'indépendance, on soutint alors que la chose était tombée sous l'égide d'une nouvelle bourgeoisie francophone des affaires, garde montante du Québec de demain.

Après avoir ainsi cherché pendant trente ans quels étaient les groupes sociaux concrets qui appuyaient l'indépendance, cette approche fut soudainement jugée politiquement incorrecte quand Jacques Parizeau proposa plutôt, dans l'autre sens, une analyse très sommaire (!) des groupes qui n'appuyaient pas cette option. L'analyse, depuis lors, s'en est prudemment tenue aux variables de l'«opinion», soit pour déplorer le pathétique fractionnement de la société en OUI et en NON, soit pour s'enfoncer à coup de focus group dans les profondeurs de l'âme individuelle et explorer les ressorts secrets des choix idéologiques du sujet.

Cet abandon d'une approche dont chacune des applications successives livrait très certainement son grain de vérité doit être porté au passif de la lucidité. On en est donc réduit à manier la calculette pour arriver à des résultats que chacun soupçonne mais dont personne ne tire les conséquences: en combinant des «intentions» que le vote de 1995 a confirmées et que les intentions courantes ont accentuées, on arrive à la conclusion que les francophones actifs de moins de 55 ans dont le revenu familial est inférieur à 80 000 $ représentent en gros la moitié des électeurs, qu'ils ont voté OUI à 75 % en 1995 et qu'ils le referont à la première occasion. À cet appui massif accordé à l'indépendance par la classe moyenne francophone correspond un rejet tout aussi net par l'autre moitié de la société, un rejet dont on embrouille les diverses raisons sociales et historiques quand on le traduit trop vite en problème identitaire.

En fait, l'appui au mouvement indépendantiste s'est élargi de la «langue d'oeuvre» à la main-d'oeuvre et il a pris ce faisant un tour résolument populaire et «actuel»; l'histoire joue moins comme motivation que comme caution et les appels de Groulx ne résonnent pas très fort à des oreilles qui ignorent jusqu'à son nom. Ceux qui doivent compter sur leur travail pour vivre attendent de l'État qu'il fasse contrepoids au capital, en particulier maintenant que de puissantes organisations mondiales se vouent à faire respecter les «lois» de l'économie. Ils se trouveront donc mieux servis par des règles du jeu favorables à l'activité productive que par de bienveillantes bureaucraties palliatives, ils voudront que l'État favorise les investissements physiques avant de voler au secours des rentes, qu'il soutienne la consommation contre les rendements spéculatifs et ils voudront finalement peser d'un plus grand poids sur des gouvernants plus dépendants d'eux. Parce que les membres de la classe moyenne n'ont pas tant de cordes à leur arc, pas tant de langues à la bouche, pas tant de choix dans leur carrière, pas tant de marchés à envahir ni tant d'ailleurs en réserve, ils sont pris dans la barque où ils rament, en espérant que cela ne soit pas pour des prunes, et ils exigent que la «justice sociale» ne soit pas trop laide.

L'ordre canadien, et c'est là son grand mérite, est peu sujet aux émois synchronisés de quelque couche sociale que ce soit. La propriété corporative y est paisible, le système des partis fait généreusement du recrutement pour l'oligarchie et les appareils centraux ont tout loisir de diviser les problèmes en distribuant judicieusement les crédits: État solide, dispersion des oppositions de classe, société stable. Par opposition, le projet d'un État qui risquerait d'être à portée de la main de la population active a engagé le Québec sur une voie beaucoup plus tumultueuse. Ce projet d'État a son origine dans des conflits «nationaux» qu'il était voué à dépasser mais sa réalisation met en jeu maintenant des oppositions de classe dont l'issue pèsera puissamment sur la forme de l'arrangement institutionnel dont devront convenir les peuples historiques qui composent la société québécoise.

Le modèle canadien?

Le fait que le monde se soit mis à l'heure canadienne en matière de diversité culturelle incite plusieurs auteurs à partir de ce «modèle» pour réfléchir à ce que pourrait être l'esprit d'un tel arrangement québécois. Le Canada, en effet, n'a pas été couronné «meilleurs pays» du monde pour rien. L'overclass américaine a officiellement adopté le multiculturalisme, les intellectuels français n'en ont que pour le métissage, l'Angleterre tente d'étendre sa tolérance proverbiale aux millions de coloniaux qui sont remontés jusqu'aux quartiers pauvres de l'Île et l'Europe prêche à ses membres le pluralisme identitaire. Au tribunal de l'histoire, c'est «l'idée» canadienne qui fait la leçon et tout un pan de la philosophie politique world-class met des mots sur cette idée: le multiculturalisme canadien aurait le premier tracé les voies d'une «politique de la reconnaissance» quand il a basé la légitimité de l'État sur la protection des innombrables cultures de la société civile.

C'est là un discours qui fait recette à l'exportation mais qui n'est pas tenu de révéler sur les marchés étrangers ses techniques de production domestique: une démocratie parcellisée, tempérée par une oligarchie issue d'un empire qui a toujours eu l'élégance d'ouvrir à toutes les élites minoritaires d'agréables perspectives d'avancement, voilà autant de conditions empiriques de la formule canadienne qui peuvent difficilement être importées en même temps que la formule elle-même.

Au delà de ce petit décalage entre la théorie et la pratique, cependant, le problème qui cherche ici sa solution ne laisse pas d'être bien réel. À deux reprises, en 1919 et en 1945, le XXe siècle est revenu sur la question politique centrale du monde moderne pour dépasser les limites de la nation, et à deux reprises il a échoué parce qu'il procédait dans l'abstraction d'un ordre planétaire. Pire: d'une «Société» des nations à une «Organisation» des nations, on s'est éloigné du terrain plutôt que de s'en rapprocher. Et c'est rééditer encore la même bévue que de faire maintenant comme si le multiculturalisme offrait en ce domaine un modèle d'avenir alors qu'il s'agit au mieux d'une variante douce (et abstraite) de la politique moderne de «réduction» des peuples aux attributs culturels des individus. Le problème reste donc entier: comment mettre en commun la chose politique (et comment hiérarchiser les responsabilités à l'endroit du monde) sans s'obliger à dissoudre les particularités humaines des peuples qui y conviennent dans une nation aussi pauvre qu'inclusive, une nation vouée à décomposer (pour s'en nourrir) les synthèses vivantes issues de l'histoire en leurs éléments individuels, universels mais inertes? C'est là un problème qui se pose maintenant à tous les niveaux de l'organisation politique des hommes et toute la question est de savoir à quel niveau il est possible de commencer à construire.

Peut-être devrions-nous nous tourner ici vers un autre modèle canadien (même si c'est un modèle que la Cour suprême a radié du droit constitutionnel et de l'histoire) et entrevoir plutôt des communautés politiques qui seraient «fondées» sur des «pactes» particuliers entre des peuples. Peut-être est-ce auprès des sujets historiques collectifs qui se sont fabriqués les uns les autres dans une proximité d'échanges, d'emprunts et de conflits qu'il faut maintenant chercher de nouvelles manières, aussi bien de mettre le pouvoir en commun que de lui soustraire des responsabilités particulières. Une chose est certaine cependant: même les grandes nations homogènes issues de la modernité sont aujourd'hui coincées entre le droit individuel d'avoir tous les droits dont on peut se payer l'usage et la puissance sans droit de «personnes morales» sans responsabilité morale. Les petits peuples qui n'aménageront pas, en commençant dans la proximité, leurs rapports réciproques en des formes politiques hiérarchisées et ouvertes seront les premiers à perdre l'espace du bien commun dans un no man's land unifié par les avatars de la propriété.

Réinventer le nord de l'Amérique du Nord

Je suis favorable à l'indépendance du Québec parce que je suis favorable à ce qui reste de la souveraineté politique dans un système mondial qui se déploie contre elle, c'est-à-dire contre l'emprise des luttes sociales sur le partage de la richesse collective. Je crois aussi que l'existence des peuples qui s'entêtent dans l'histoire passe parfois par la transformation radicale des entités politiques qu'ils ont contribué à façonner tout en devenant ce qu'ils sont. Le sens de la «question» nationale, bref, appartient autant aux conjonctures qui la renouvellent qu'à l'histoire qui s'y est accumulée et il faut partir maintenant de la manière dont elle est ressaisie par la mondialisation pour traduire au présent les raisons d'agir qui se sont successivement exprimées en elle. Ne pas nier l'histoire, mais ne pas s'y enfermer.

Nous avons déjà derrière nous trente ans de mondialisation accélérée, trente ans passés à libérer le capital pour en attirer davantage, à lui donner des droits pour en obtenir des rentes, à «ouvrir» les économies nationales pour que le marché mette de l'ordre dans les conflits sociaux ou, pire, à promouvoir des bourgeoisies libératrices qui se sont tirées avec la caisse. Durant toute cette période, étrangement, l'idée d'indépendance n'a pas reculé, et cela alors même que les intelligentsias, les technocraties et les rentiers qui se mondialisaient accroissaient leur part de la richesse collective. Si les «travailleurs» francophones, comme je le suppose ici jusqu'à preuve du contraire, ne sont pas à la veille de revenir sur la détermination politique où l'histoire les a attirés, ils risquent de se retrouver demain face à tous ces problèmes, ce qui n'est pas rien, et face à une tâche éthico-politique encore plus décisive pour l'avenir des Québécois: ils devront reconnaître un peu d'eux-mêmes dans les peuples autochtones dont le pays a été, le premier, «renversé», reconnaître un peu d'eux-mêmes dans les Canadiens français qui vieillissent en s'appuyant sur ce qu'ils ont pu sauver du leur, reconnaître un peu d'eux-mêmes dans les anglophones qui se retrouvent maintenant, à l'envers du ROC, minoritaires au Québec. Ils devront partager entre ces petits peuples le peu de souveraineté qu'ils auront acquise, faute de quoi ils n'en garderont rien, et ils devront le faire en espérant, sans l'exiger, que la reconnaissance aille dans tous les sens. Et surtout, ils devront «laisser être» le fond mystérieux de tous ces «autres». Ils devront finalement (allons jusqu'au bout du programme qu'on leur trace ici avec tant de générosité!) donner aux Canadiens le temps qu'il leur faudra pour se remettre de leur déception et pour modifier le récit de leur avenir. Mais comme ils auront libéré les sociaux-démocrates canadiens (si incisifs par ailleurs) de la maudite question du Québec (traduction libre) en donnant un droit politique autonome à une société québécoise qui existe déjà, ils pourront peut-être trouver au Canada des alliés pour réinventer le nord de l'Amérique du Nord.

Qui est Gilles Gagné?

Gilles Gagné a fait des études de sociologie à l'UQAM et à l'Université de Montréal et il est actuellement directeur du département de sociologie de l'Université Laval. Il est membre, avec des collègues et des étudiants de l'UQAM et de l'Université Laval principalement, du Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité et il publie avec eux la revue Société. Il dirige actuellement, avec la collaboration de Nicole Laurin, une recherche sur la Révolution tranquille dont les premiers résultats viennent d'être publiés dans cette revue (Le Chaînon manquant, n° 20/21). Il a aussi dirigé récemment la publication d'un ouvrage collectif portant sur l'éducation, ouvrage paru aux éditions Nota Bene sous le titre Main basse sur l'éducation. Son dernier article porte sur la financiarisation de l'économie et il paraîtra sous peu, chez Nota Bene encore, dans un ouvrage collectif dirigé par Michel Freitag et consacré à une analyse critique de l'Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Outre ses travaux sur la sociologie du Québec et l'économie, Gilles Gagné se consacre à la sociologie politique, à l'épistémologie et, plus largement, à la transformation contemporaine des mécanismes de régulation sociale, notamment le droit.